6 février 1934 : l’émergence des extrêmes

1934: L’instabilité ministérielle est chronique et résulte du régime parlementaire de la 3ème République : changements de gouvernements tous les six mois ou même moins, rotation permanente et jeu de chaises musicales. Ainsi retrouve-t-on souvent les mêmes ministres dans des postes différents d’un mois sur l’autre. Cette faiblesse politique ne permet pas de juger de l’efficacité des mesures prises et ne rassure pas le citoyen. C’est le spectacle pitoyable de l’inconséquence et de l’amateurisme d’une classe politique qui ne se remet pas en question. Flandin a proposé le projet d’une nouvelle constitution, on le lui a toujours refusé. Ce n’est pas le moment ! Ce n’est jamais le moment !

Cette impuissance permanente de la démocratie française avait conduit à l’émergence d’idéologies d’extrême-droite, toujours promptes à proposer des solutions rapides, ou plutôt à pointer le doigt des responsables tout désignés. En réaction, la gauche va alors s’unir pour former un front commun, le Front Populaire.
De 1930 à 1934, la situation empire sur tous les fronts : Aristide Briand qui aurait pu ramener la confiance dans le pays est évincé au profit d’un président qui va finir sous les balles d’un exalté. Les ministres qui se succèdent ensuite échouent dans leurs tentatives de redressement.
Le 13 juin 1931, le septennat de Gaston Doumergue s’achève. Qui peut le remplacer ? Tout le monde pense à Aristide Briand qui ne se fait pas trop prier pour se présenter. Tardieu et Laval lui promettent l’appui des modérés. Il a celui des socialistes, des radicaux… Mais Tardieu et Laval complotent contre lui !  Et Briand est mis en minorité. Il ne s’en relève pas, et meurt le 7 mars 1932. C’est Paul Doumer qui est élu Président de la République, mais pas pour longtemps : onze mois après sa prise de fonction, le 6 mai 1932, alors qu’il inaugurait la vente annuelle de l’Association des écrivains anciens combattants, rue Berryer, dans l’hôtel Rothschild, un Russe émigré, Davel Gorgulov, décharge son pistolet sur lui. Doumer meurt quelques heures plus tard.
Le républicain modéré Albert Lebrun lui succède le 10 mai. Il doit composer avec une chambre des députés élue deux jours plus tôt, le 8 mai, avec une majorité de gauche. De 1932 à 1934, cinq ministères radicaux se succèdent – Paul Boncour, Édouard Daladier, Albert Sarrault, Camille Chautemps et Daladier de nouveau. Ils font face à la situation sans grande imagination, limitant les importations, augmentant les droits de douane, réduisant la production intérieure afin de combattre la chute des prix, diminuant les salaires, les dépenses publiques, le nombre des fonctionnaires. Sans grand succès.
Profitant d’une atmosphère d’incertitude et de doute, les ligues nationalistes multiplient leurs démonstrations de force. L’affaire Stavisky va servir leurs intérêts.
En 1934, la France est alors si lasse, si affaiblie, qu’elle est capable de se laisser aller à n’importe quelle idéologie l’assurant d’une guérison rapide. Cette idéologie se matérialise sous la forme des ligues nationalistes – les Camelots du roi qui sont liés à l’Action française. Ces ligues prétendent posséder toutes les solutions pour sortir le pays de la crise. Qui est responsable du malaise de la France ? Les républicains ! Que faut-il faire alors pour guérir la France ? Des réformes institutionnelles qui vont renforcer le pouvoir exécutif ! Comment impressionner son patient, la France ? En organisant des démonstrations de rues, en uniforme, avec l’air menaçant ! Et sur quoi prendre appui ? Sur une escroquerie dans laquelle, si possible, on trouve un Juif, afin d’aviver l’antisémitisme toujours prêt à ressurgir, comme un monstre qui attend son heure.
L’affaire ? Elle se présente le 6 février 1934 : Alexandre Stavisky, un Juif d’origine russe, qui depuis plus de vingt ans, vit d’escroqueries diverses, a réussi à tromper – ou à acheter – de nombreux hommes politiques et des magistrats, jusqu’au jour où ses malversations sont découvertes. Alors qu’il va être arrêté, le 8 janvier 1934, il est retrouvé mort dans un chalet, près de Chamonix. Le scandale allait être tellement énorme qu’il est plus prudent de dire qu’il a dû se suicider. Ou bien qu’on l’ait abattu. Le Canard Enchaîné titre d’ailleurs : « Stavisky s’est suicidé d’une balle tirée à trois mètres. » Pendant tout le mois de janvier, des manifestations d’extrême droite se succèdent aux cris de « À bas les voleurs », se déchainant contre « la racaille des spéculateurs » en des termes d’une violence tellement inquiétante que le nouveau président du conseil, Edouard Daladier, renvoie le préfet de police proche de l’extrême droite : Jean Chiappe. Sa révocation mit le feu aux poudres.
Ainsi, le 6 février 34, les ligues d’extrême droite appellent à défiler. Les affrontements avec les forces de l’ordre près du Palais-Bourbon feront 16 morts et 2 300 blessés place de la Concorde. 
Car, pour les mouvements d’extrême droite, la France est en perdition. Les mots qu’ils considèrent comme sacrés avaient perdu leur sens. Tradition, honneur, patrie étaient remplacés par des considérations prenant en compte l’individu, le camarade ou la combine. Les scandales administratifs ou financiers étaient dénoncés comme des chancres pourrissant le régime des démocraties parlementaires. Parce qu’un escroc avait ravi plus de 200 millions avec la complicité de deux ministres et d’une poignée de députés, des français estimant représenter le peuple de France, « à la moralité nette et propre », se déversèrent dans les rues de Paris en conspuant les voleurs. Un nouveau gouvernement fut constitué en quelques heures pour calmer les esprits. Daladier, le nouveau Président du Conseil, avait la réputation d’un taciturne et d’un énergique. Mais le jeune ministre de l’Intérieur, Frot, destitue le préfet de Police Chiappe, qui maintient la paix de Paris depuis sept ans, sans une goutte de sang versé, et le remplace par le préfet de Seine et Oise. L’administrateur de la Comédie Française, qui occupe ce poste à la satisfaction de tous depuis dix-sept ans, est remplacé par le directeur de la Sureté Générale. Le Résident Général au Maroc, nommé depuis seulement quelques semaines, et dont la connaissance des affaires indigènes est réputée, est remplacé par le préfet de Police. Ces mutations de second ordre furent prétextes pour l’extrême droite d’organiser une manifestation de grande ampleur. Pour « les patriotes et les anciens combattants » une démonstration de leur mécontentement, face à un gouvernement qu’ils réfutent, est une façon d’exprimer leur désaveu qu’ils présentent comme étant le sentiment de tous les français.
Aux avis et communiqués affichés sur les murs de Paris ou publiés dans la presse par les Comités directeurs des divers groupements, pour faire connaître à leurs membres les heures et lieux des rassemblements respectifs et leur indiquer la tenue (drapeaux et fanions, décorations et médailles), le chef du gouvernement répliqua par un appel au calme et par un démenti, jugé « hypocrite » par les manifestants, car il niait tout renforcement de police par des détachements de soldats, alors que dans le même moment passaient les portes de Paris ou roulaient vers la capitale des camions chargés de troupes et des pelotons d’automitrailleuses : « Le gouvernement fait appel au calme et à la sagesse de la population parisienne. Les agitateurs professionnels ont répandu les bruits les plus invraisemblables : aucun mouvement de troupes ni de matériel n’est intervenu, mais des groupements politiques et des associations d’anciens combattants ont prévu des manifestations pour aujourd’hui. »
 
Vers la fin de l’après-midi, il s’affirma que l’heure de la démonstration approchait. Dès le soir tombé, les terrasses des Tuileries se garnirent de curieux ; les terre-pleins de la place de la Concorde se tachèrent de groupes d’hommes, bientôt fondus en un rassemblement plus important, plus dense, et dont la forte impression qu’il donnait venait de son calme et de son silence.
Dès 18 heures, sur le pont de la Concorde, on ne passe plus. Des agents et des gardes mobiles barrent le pont de Solferino, la rue de Lille, le quai d’Orsay et, d’une manière générale, toutes les voies qui conduisent au Palais Bourbon. La Chambre est dans ce même moment en plein débat parlementaire.
Une importante colonne est alors en marche vers la Place : c’est celle des Jeunesses Patriotes, qui s’étaient donné rendez-vous devant l’Hôtel de Ville à 19 heures. Ils n’ont pu s’y rassembler, la place ayant été entièrement occupée par la Garde Républicaine. Ils se sont alors réunis vers le square Saint-Jacques et dirigé vers le Châtelet en chantant la Marseillaise. Place du Châtelet, la colonne s’est heurtée aux barrages de police. Débordé, le service d’ordre a fait appel aux gardes mobiles à cheval qui ont effectué des charges pour disperser les manifestants. Mais ceux-ci se sont reformés. Ils suivent la rive gauche de la Seine, se dirigeant vers la Concorde. Vingt-deux conseillers municipaux, ceints de leur écharpe, encadrent le Comité directeur des Jeunesses Patriotes et précèdent le cortège. Par les quais, cette longue troupe de 10 000 hommes s’avance. Un barrage leur interdit d’aller plus en avant. Et c’est la charge. Les députés ou conseillers Taittinger, Lobligeois, le grand radiologue, martyr de la science, d’Andigné, Dupont, Contenot, Armand Massard, Roeland, André Puech, de Pressac, Gilloin, Victor Constant, le colonel Ferrandi, Levée, sont jetés à terre, frappés à coups de matraque et blessés. Bientôt, on compte plus de 300 blessés dont plusieurs grièvement. Dispersés d’abord, les Jeunesses Patriotes se reforment boulevard Saint-Germain. D’autres barrages se produisent à la hauteur du ministère de la Guerre, puis à la Gare d’Orsay.
La foule approche du pont de la Concorde. De l’autre côté de la Seine, devant la Chambre, Monsieur Bonnefoy-Sibour fait les cent pas. De solides barrages sont établis, constitués par plusieurs rangs de camions roues contre roues. Les manifestants continuent d’avancer. Alors, on voit les chevaux des gardes s’ébrouer et leur ligne soudain courir sur les manifestants. Il est 19H20. Un remous indescriptible se produit. Des hommes tombent. D’autres sont piétinés. Les cavaliers s’en retournent, ayant réussi à déblayer partiellement la place.
Les affrontements se succèdent rue du Faubourg Saint Honoré et rue Boissy d’Anglas. En quelques minutes, le sol est jonché de chapeaux, de képis, de souliers, de cache-cols, d’épaves de toutes sortes ; de taches de sang aussi, car il y a des blessés, nombreux, que les habitants, écœurés de ces violences, recueillent dans leurs boutiques ré ouvertes tout exprès, font monter dans leurs appartements, soignent et pansent.
Place de la Concorde les blessés se comptent déjà par centaines et il y a plus de dix morts car les gardes mobiles, débordés, ont fait usage de leurs armes.
À minuit une effervescence extraordinaire règne dans Paris, près des gares, sur les grands boulevards, autour de la place de l’Opéra, boulevard Saint Germain, où les étudiants indignés, s’agitent, boulevard de Sébastopol, où les communistes brisent, pillent et incendient, sur les Champs-Elysées où la fusillade continue.
À la chambre, cependant, depuis le début de la manifestation dont les échos tragiques parviennent jusque dans les couloirs, la panique règne sur les bancs du gouvernement. Le président du conseil est effondré.
« Tout le monde vous méprise », lui crie Franklin-Bouillon, pourtant lui aussi radical-socialiste, mais à la droite du parti. Pour vivre, vous avez renié votre parole d’honneur, vous avez trahi vos engagements. Allez-vous-en, avant que le pays ne vous chasse ! … »
Le nombre des tués circule de bouche en bouche. Les blessés sont plusieurs centaines. Les hôpitaux sont débordés. Des chirurgiens sont réquisitionnés. La brasserie Weber, rue Royale, est transformée en hôpital de campagne. Les voitures sanitaires sont rangées au bord du trottoir et emportent les blessés dès qu’ils ont reçu les premiers pansements. Les garçons de salle, revêtus de leur traditionnel tablier blanc, regardent avec effarement les blessés arriver sur des brancards. Ce lieu dévoué aux plaisirs gastronomiques, à la bonne chair et au bon vin est envahi, dans un effroi communicatif, par des secouristes aboyant des ordres pour qu’on leur laisse de la place ou leur apporte de l’eau bouillante.
Vers deux heures du matin, le calme est revenu. Un calme qui n’est qu’apparent. Les manifestants se sont dispersés, les groupements se sont dissociés. L’atmosphère est tendue, les esprits chauffés à blanc.
Le préfet de police est inquiet pour le lendemain. Frot, sera-t-il maître de la rue ?
Le communiqué du président du conseil, remis à la presse la veille au soir, à 23H15, tandis que la fusillade éclatait place de la Concorde, n’est pas pour calmer les membres des ligues :
« L’appel au calme et au sang froid que le gouvernement avait lancé ce matin par la voie de la presse a été entendu par les anciens combattants qui se sont refusés à s’associer aux agitateurs professionnels. En revanche, certaines ligues politiques ont multiplié les excitations à l’émeute et tenté un coup de force contre le régime républicain. Des bandes, armées de revolvers et de couteaux, ont assailli les gardiens de la paix, les gardes républicains et les gardes-mobiles. Elles ont ouvert le feu sur les défenseurs de l’ordre ; de nombreux agents ont été blessés. La preuve est faite, par l’identité des manifestants arrêtés, qu’il s’agissait bien d’une tentative à main armée contre la sûreté de l’État. »
Daladier, pour calmer le jeu, remet sa démission. Cette pratique de la démission est devenue une habitude récurrente. Que pense le citoyen d’assister à ces changements répétitifs de Présidents du Conseil ? Cette inconstance chronique ne contribue-t-elle pas à donner des arguments aux partis extrêmes ? Les partis défendant les valeurs démocratiques n’ont pas pour autant, ni imaginés, ni proposés de changer la constitution. Daladier est donc remplacé par Gaston Doumergue.
 

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