️ L’accoutumance au pire
Comment en est-on arrivé là ?
Comment une société entière a-t-elle pu s’habituer à être trompée, dupée, négligée ?
Petit à petit, sans même s’en rendre compte.
Comme quelqu’un qui entre dans une pièce qui sent mauvais : au début, on grimace, on se bouche le nez, puis on s’habitue.
L’odeur ne disparaît pas. C’est le cerveau qui, à force, cesse de la signaler.
C’est exactement ce qui nous arrive collectivement :
nous avons cessé de percevoir l’odeur de la médiocrité.
Ce qui choquait hier devient aujourd’hui banal : les retards, l’incompétence, le mensonge, la négligence.
Le pire n’est plus une anomalie — il est devenu la norme.
La normalisation de la médiocrité
Le cerveau humain est conçu pour s’adapter.
Il supporte la douleur, la peur… et la médiocrité.
Quand il ne peut plus changer la réalité, il la rationalise.
Il trouve des excuses au désordre, à la bêtise, au vide.
C’est une stratégie de survie : plutôt que d’affronter le chaos, on s’y installe.
Et ceux qui refusent ce confort anesthésiant — ceux qui osent exiger du respect, de la cohérence, de la rigueur — deviennent les gêneurs, les “rigides”, les “relous”.
Aujourd’hui, il faut presque s’excuser de vouloir du sens et de la justesse.
⚖️ Une société qui confond tolérance et indifférence
Nous avons appris à confondre bienveillance et laxisme, tolérance et indifférence, paix intérieure et résignation.
Nous avons si peur du conflit que nous préférons composer avec le mensonge, plutôt que de nommer les choses.
Résultat : nous avons fait la paix avec la médiocrité.
Dans cette atmosphère tiède, tout se vaut, rien ne choque.
L’indignation est devenue suspecte, la lucidité perçue comme une provocation.
L’ordre moral du moment prône le confort psychologique plutôt que la vérité.
La médiocrité institutionnalisée
Le problème dépasse largement nos vies personnelles.
La médiocrité a contaminé les structures elles-mêmes.
Les entreprises, les administrations, les institutions fonctionnent sur une inertie spectaculaire :
on ne produit plus de résultats, mais des PowerPoint.
On ne gouverne plus avec des idées, mais avec des plans stratégiques creux.
Tout y est modélisé, chiffré, abstrait — et déconnecté du réel.
Les fautes se diluent dans la structure, la responsabilité se perd dans les sigles.
On parle, on commente, on communique — mais plus personne ne paie le prix de ses décisions.
Une société sans responsabilité devient une société sans exigence, donc sans hauteur.
️ L’impuissance consentie
Pourquoi cette résignation ?
Parce qu’il est épuisant de rester lucide dans un monde incohérent.
La lucidité coûte de l’énergie.
Fermer les yeux, au contraire, procure un confort immédiat.
Le silence devient un anesthésiant collectif : il évite le conflit, donc la remise en question.
À l’échelle du groupe, la peur de passer pour celui qui dérange pousse chacun à rentrer dans le rang.
On préfère se trahir un peu plutôt que d’être marginalisé.
Et ainsi, pas à pas, la résignation devient notre mode de survie collectif.
La Boétie l’avait prévu
Rien de tout cela n’est nouveau.
La Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, l’avait déjà compris :
“Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.”
Le pouvoir se maintient par la passivité du grand nombre.
Et la médiocrité n’est rien d’autre qu’une forme moderne de servitude volontaire.
Nous nous soumettons à la bêtise par lassitude, à l’injustice par fatigue, à l’absurde par réflexe d’adaptation.
Refuser la complaisance
Refuser la médiocrité, ce n’est pas être négatif — c’est rester vivant.
Ce n’est pas réclamer la perfection, mais du respect, du bon sens et de la cohérence.
La vraie révolte n’est pas bruyante :
elle est cette force tranquille qui garde son discernement dans un monde brouillé.
Albert Camus disait :
“Se révolter, c’est refuser d’être traité comme un objet.”
C’est exactement cela : retrouver notre boussole morale, ne pas se laisser contaminer, ni anesthésier.
La résistance aujourd’hui n’a rien d’héroïque : elle consiste à rester lucide quand tout pousse à s’endormir.
️ Conclusion : réapprendre à exiger
Nous vivons dans un monde où la complaisance est devenue une vertu.
Refuser le médiocre, c’est presque un acte de dissidence.
Mais il faudra bien, un jour, réhabiliter l’exigence :
celle qui élève, qui structure, qui redonne du sens.
Car la médiocrité n’est pas une fatalité.
C’est un choix collectif — celui du moindre effort, du moindre heurt, du moindre courage.
Et la seule façon d’en sortir, c’est de réapprendre à dire non.
Non à l’absurde, non au flou, non à l’incohérence.
Ce refus n’a rien d’élitiste.
Il est le premier geste de dignité.
Et peut-être le dernier rempart avant l’effondrement du sens.
D’après Randa Ben Romdhane