Dans un entretien fleuve accordé à Boulevard Voltaire, l’économiste Christian Saint-Étienne dresse un constat implacable de la situation économique française, de la désindustrialisation à la faillite idéologique des élites, en passant par l’impasse de la construction européenne actuelle.
Un potentiel énorme, un pays à l’arrêt
Selon Saint-Étienne, le potentiel économique de la France est considérable, mais reste entravé par une fiscalité écrasante, des dépenses publiques record (57 % du PIB, dont 34 % en redistribution sociale), et un endettement insoutenable. La France stagne dans une zone euro elle-même « zone de non-croissance », affichant à peine 1,1 % de croissance annuelle depuis vingt ans, contre 3 % pour la moyenne mondiale.
La désindustrialisation, une erreur stratégique majeure
Le professeur revient sur la perte de souveraineté industrielle, qu’il juge liée à une erreur idéologique gravissime dans les années 1990 : la croyance en l’avènement d’un monde « post-industriel » et « post-travail ». Cette idée, promue aussi bien à gauche qu’à droite, a conduit à l’abandon progressif de l’industrie au profit des services et à des réformes délétères comme les 35 heures, qui ont détruit selon lui l’« éthique du travail ».
Une élite technocratique coupée des réalités
Saint-Étienne critique vivement les élites françaises actuelles, issues en grande partie de l’ENA, qui ont évincé les ingénieurs et les résistants des générations précédentes. Résultat : une classe dirigeante « incapable de comprendre le monde économique, l’innovation et la réalité du travail ». Il dénonce un Parlement dominé par des fonctionnaires, peu en prise avec l’économie réelle, et des décisions fiscales absurdes, prises dans une logique de redistribution désincarnée.
L’Europe : un échec économique et stratégique
L’Union européenne, selon lui, a échoué dans ses deux seules compétences originelles : la politique de la concurrence et le commerce extérieur. La Commission européenne applique un droit de la concurrence statique, inadapté à l’économie numérique, et une politique commerciale naïve, notamment face à la Chine, entrée à l’OMC sans contreparties. L’Europe laisse entrer les voitures électriques chinoises à 15 % de droits de douane, là où les États-Unis les taxent à 100 %.
L’Allemagne, profitant de son poids industriel et de sa surreprésentation à Bruxelles, impose ses intérêts industriels au détriment de la France. Saint-Étienne fustige aussi la passivité des dirigeants français, préférant les grands discours à l’action stratégique.
Face aux GAFAM et BATHX, une Europe marginalisée
Le monde économique est aujourd’hui dominé par deux blocs numériques : les GAFAM américains et les BATHX chinois, qui concentrent 90 % des licornes en intelligence artificielle. L’Europe, sans géants numériques, est marginalisée technologiquement, militairement et industriellement. Saint-Étienne insiste : « La France est le pays le plus désindustrialisé de la zone euro », avec un secteur manufacturier ne représentant que 9,5 % de son PIB.
Le réveil timide de Bruxelles… et les dangers à venir
Depuis les élections européennes de juin 2024, un léger infléchissement est visible à Bruxelles, poussé par l’Allemagne, soucieuse de défendre ses propres industries. La publication du rapport Draghi a aussi servi d’électrochoc. Mais Saint-Étienne reste méfiant : il redoute que la Commission européenne veuille désormais s’arroger des compétences en matière de défense, masquant ses échecs en économie et en concurrence. Il s’y oppose fermement : « Surtout pas. Ce serait une catastrophe. »
Des solutions concrètes pour une France souveraine
Pour sortir de l’impasse, Saint-Étienne prône :
- Une réindustrialisation massive, notamment via la défense (secteur à forte composante numérique) ;
- Une réforme de l’éducation, recentrée sur les fondamentaux dès le CP ;
- Une réduction de la fiscalité de production ;
- Un retour à une Europe des nations, fondée sur l’intergouvernemental, inspirée du plan Fouchet proposé par De Gaulle ;
- Une Commission européenne recentrée sur ses missions initiales : commerce et concurrence, dans une logique dynamique.
Il appelle à rompre avec l’idéologie libre-échangiste naïve, à réaffirmer la souveraineté nationale et à exiger des dirigeants français qu’ils aient le courage d’affronter Berlin et Bruxelles : « Il faut des dirigeants prêts à créer une crise avec l’Europe. »
Conclusion
À travers cette interview, Christian Saint-Étienne dépeint une France piégée par ses élites, aveuglée par des illusions postindustrielles, et soumise à une Europe qu’elle ne maîtrise plus. Mais il affirme aussi que le pays possède toutes les ressources pour rebondir — à condition de retrouver une volonté politique forte, fondée sur l’action, le courage, et la lucidité.