« La politique n’est plus un art de compromis : c’est une arène. Et les nouveaux gladiateurs ont le visage des prédateurs. »
Giuliano da Empoli frappe fort avec L’Heure des Prédateurs. Après Le Mage du Kremlin, il poursuit sa lecture politique du monde contemporain en pointant un phénomène sans appel : l’effacement progressif des démocraties libérales modérées, supplantées par une nouvelle génération de leaders affranchis des règles du jeu. Les borgiens sont de retour, et ce n’est pas une métaphore.
La théorie des BORGIENS : le retour du pouvoir brut
Dans cet essai incisif, da Empoli mobilise la figure de César Borgia – prince de Machiavel, archétype du pouvoir sans scrupules – pour qualifier les nouveaux leaders d’aujourd’hui. Ils agissent sans crainte de la contradiction, sans dépendance aux corps intermédiaires, et sans révérence pour les rituels démocratiques.
Ces borgiens modernes, ce sont Donald Trump, Javier Milei, Mohammed Ben Salmane (MBS) ou Nayib Bukele. Ils incarnent un retour du pouvoir vertical, intuitif, souvent brutal. Ils n’ont que faire des traditions juridiques, du droit international ou des conventions parlementaires. Ce qui compte pour eux : agir, vite, fort, marquer les esprits.
Leur style ? Une gouvernance par le choc, un usage décomplexé des réseaux sociaux, et un rejet affiché du langage technocratique. Fini les avocats. Place aux hommes d’action.
La fin des sages, l’avènement des « prédateurs »
Giuliano da Empoli dépeint la crise de la démocratie libérale comme une conséquence d’un épuisement du modèle du compromis. Les « sages », ces figures médiatrices, juridiques, prudentes – souvent formées à l’école des avocats –, ont perdu la main. Leurs discours modérés n’opèrent plus dans un monde saturé d’émotions, d’urgence sécuritaire et de polarisation numérique.
Ce qui s’impose désormais, c’est la politique du geste, du défi. L’autorité prime sur l’expertise. La virilité sur l’inclusivité. L’instant sur la stratégie.
Ces prédateurs politiques puisent aussi dans un imaginaire apocalyptique : celui du monde qui s’effondre s’il n’est pas maîtrisé par une main ferme. C’est le récit d’un chaos imminent qui justifie la répression, les dérives, la verticalité. Et le peuple, lassé des lenteurs démocratiques, soutient souvent ce retour au glaive.
Les seigneurs de la Tech, les nouveaux césars numériques
Mais da Empoli ne s’arrête pas aux figures politiques. Il dévoile aussi l’autre pan du pouvoir contemporain : les seigneurs de la technologie.
Elon Musk, Peter Thiel, Sam Altman, Marc Andreessen… : ces milliardaires ont rompu avec les élites traditionnelles. Ils ne croient pas à l’ONU, à la régulation, ni même à la souveraineté des États. Pour eux, l’IA, le transhumanisme, le capitalisme spatial sont les seuls vrais leviers du changement. Ils construisent des mondes parallèles, privés, où le code informatique vaut plus que la Constitution.
Le problème ? Ces puissances n’ont aucun contre-pouvoir. Leurs choix influencent l’avenir de milliards d’individus sans le moindre vote. Ils agissent comme des monarques éclairés… ou non.
Et lorsque ces seigneurs de la Tech s’alignent avec des leaders politiques borgiens, la démocratie se retrouve cernée.
Vers un nouvel ordre mondial prédateur ?
En filigrane, da Empoli trace un basculement géopolitique.
Les États-Unis de Trump ou de Musk, l’Arabie saoudite de MBS, la Chine technocratique de Xi Jinping, la Russie impériale de Poutine, l’Amérique latine en voie de rébellion anti-élites : tous convergent vers un même modèle de pouvoir : rapide, univoque, autoritaire, technologiquement structuré, moralement relativiste.
La démocratie libérale issue de la Seconde Guerre mondiale – fondée sur les droits, les contre-pouvoirs, le multilatéralisme – vacille. Elle fait face à une génération de dirigeants qui ne croient plus à son récit. Et qui n’hésitent pas à la contourner.
Conclusion : un monde à réinventer ou à subir
Avec L’Heure des Prédateurs, Giuliano da Empoli ne se contente pas d’observer une mutation politique. Il nous alerte sur une bascule anthropologique. L’idée même d’humanité éclairée, de raison partagée, de débat contradictoire – tout ce qui fonde les démocraties modernes – est aujourd’hui concurrencée par une esthétique de la domination et de la vitesse.
Il ne s’agit plus seulement de débattre. Il s’agit de résister ou de se soumettre.
Face à ce monde de prédateurs, quel récit alternatif proposer ? La réponse reste ouverte. Mais une chose est certaine : le XXIe siècle n’attend pas. Il tranche.
Bernard Ferrand
8 septembre 2025 - 19h20 ·Analyse très intéressante, une question reste ouverte cependant, pourquoi ce nouveau type de dirigeants a-t-il du succès? Fatigue du système démocratique traditionnel, dérives technocratiques etc..