La politique n’est jamais binaire – elle est faite de compromis, de dilemmes et de décisions prises dans l’opacité des rapports de force. Le parcours de Pierre-Étienne Flandin, homme d’État français souvent oublié dans les récits officiels, en est une illustration saisissante.
Une jeunesse fulgurante et des convictions affirmées
Il faut se rappeler que Pierre-Étienne Flandin entre à l’Assemblée nationale à l’âge de 25 ans. Ce jeune député de l’Yonne se distingue aussitôt par son engagement progressiste : en 1919, il est rapporteur du projet de loi sur le vote des femmes aux élections locales, un texte voté par la Chambre mais rejeté par le Sénat. Dans une France encore hésitante à ouvrir la vie publique aux femmes, Flandin fait entendre une voix résolument moderne, soucieuse d’égalité politique.
Mais son intérêt pour l’avenir ne se limite pas aux droits civiques. Très tôt passionné par l’aviation, il devient le premier sous-secrétaire d’État à l’aéronautique, où il initie des réformes structurelles essentielles. On lui doit :
• Le regroupement des services de météorologie, crucial pour la sécurité des vols,
• Le lancement de la construction de l’aéroport du Bourget, dont l’architecture symbolise une France tournée vers le progrès,
• Et un soutien décisif à l’aviation commerciale naissante, qui allait bientôt tisser des ponts entre les continents.
Ce rôle pionnier lui vaudra de devenir président de l’Aéro-Club de France, fonction qu’il occupe pendant dix ans, consolidant ainsi les fondations de l’aéronautique civile française.
L’homme d’État face aux tragédies de l’histoire
À partir de 1932, Flandin entame une carrière politique de premier plan. Tour à tour ministre des Finances, des Travaux Publics, des Affaires Étrangères, il devient Président du Conseil en 1934-1935 et co-dirige, en alternance, l’Alliance Démocratique avec Paul Reynaud. Cette année là, il fut le 1er locataire de la République à Matignon.
C’est dans ce cadre qu’il joue un rôle clef dans la diplomatie européenne des années 1930. Face à la montée du nazisme, il cherche à bâtir un front de résistance en initiant :
• Les accords de Stresa (avril 1935) avec l’Italie et le Royaume-Uni, qui condamnent les ambitions hitlériennes en Autriche,
• Et surtout le traité d’assistance franco-soviétique du 2 mai 1935, qui vise à encercler militairement l’Allemagne.
Ces accords, salués par une partie de la classe politique, sont aussi des signaux d’alarme pour Hitler, qui s’en sert comme prétexte pour dénoncer le pacte de Locarno et remilitariser la Rhénanie le 7 mars 1936, en violation des traités.
Flandin, de retour au Quai d’Orsay début 1936, tente de mobiliser une riposte diplomatique et militaire à cette remilitarisation. Mais la réticence britannique scelle l’inaction. La France, isolée, recule.
Le moment de Munich : entre prudence et malentendu
En 1938, les accords de Munich visent à contenir les ambitions de l’Allemagne au prix de l’abandon des Sudètes. Flandin, comme la majorité des parlementaires français, soutient Daladier dans l’espoir de gagner du temps. Dans ce contexte, il envoie un télégramme de félicitations aux quatre signataires.
Ce geste, diplomatique, mais maladroit dans la forme, sera plus tard instrumentalisé contre lui : seul le télégramme à Hitler sera retenu dans les mémoires, occultant l’intention d’éviter la guerre dans un rapport de force défavorable.
Et pourtant, même Winston Churchill, fervent opposant à Munich, continuera de voir en Flandin un interlocuteur sérieux et courageux. Il comprend que le geste de Flandin n’est pas une adhésion, mais une tentative de préserver la paix, dans un monde au bord du gouffre.
1940 : un discours de résistance à Vichy
Après la débâcle de juin 1940, Flandin se montre lucide sur la gravité de la situation. Le 7 juillet, il prononce un discours à Vichy dans lequel il s’oppose à Pierre Laval et dénonce avec force le danger d’une nazification complète de la société française.
Le 13 décembre 1940, Pétain se sépare de Laval, qu’il soupçonne de ruser avec les Allemands. Flandin accepte alors le portefeuille des Affaires étrangères, refusant cependant la vice-présidence du Conseil.
Sa présence à Vichy — 56 jours seulement — initie une ouverture internationale :
• En préparant discrètement la présence des Alliés en Afrique du Nord,
• En confirmant à l’Amiral Leahy, nouvel ambassadeur américain à Vichy, que l’armée française d’Empire refusera de servir l’Allemagne,
• En facilitant le ravitaillement de la zone libre,
• En incitant Franco à refuser le passage des troupes allemandes en Espagne.
Ces actions visent à préserver un minimum d’indépendance stratégique, à défaut d’un gouvernement libre. De ce fait les Allemands exigent son départ. Il s’installe en Algérie.
Un jugement tempéré par les faits
En 1946, Flandin est jugé pour avoir brièvement participé au gouvernement de Vichy. Mais le tribunal, après avoir examiné les faits, reconnaît ses « actes de résistance et le relève de l’indignité nationale ».
Ce jugement replace les décisions dans leur contexte, reconnaît les intentions profondes, et surtout, distingue entre collaboration et stratégie de survie nationale.
Une leçon politique : la nuance face au dogmatisme.
L’histoire de Pierre-Étienne Flandin nous rappelle que la politique ne peut se réduire à une morale binaire. Les figures les plus sincères, les plus patriotes, peuvent prendre des décisions discutables ou mal interprétées. Non parce qu’elles trahissent, mais parce qu’elles évoluent dans un monde incertain, brutal, soumis à des rapports de force mouvants.
Il serait trop facile d’ignorer les apports majeurs de Flandin — pionnier de l’aviation civile, promoteur du droit de vote des femmes, diplomate tentant d’éviter la guerre — pour ne retenir que ses ambiguïtés de 1940. Cela reviendrait à nier ce que l’histoire a de plus complexe et de plus humain.
Conclusion : pour une mémoire juste
À l’heure où l’histoire est souvent instrumentalisée à des fins idéologiques, la trajectoire de Pierre-Étienne Flandin invite à la prudence. Elle nous pousse à dépasser les jugements hâtifs, à comprendre avant de condamner, à nuancer avant de caricaturer.
Flandin était avant tout un patriote et un homme d’État confronté à des choix cruciaux, qui aura tenté, dans la tempête, de préserver ce qui pouvait encore l’être.
Et c’est précisément dans cette zone grise, inconfortable, que se forge la véritable mémoire d’un peuple.
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Bernard Ferrand
16 septembre 2025 - 22h31 ·P-E FLANDIN un modéré dans les turbulences de l’Histoire. Un parcours à méditer à une époque ou l’intolérance et l’invective ont pris le dessus dur l’écoute et le dialogue.